L’analyse sensorielle est une discipline scientifique en plein développement, qui en appelle aux sciences humaines, aux mathématiques... et au fonctionnement de notre cerveau ! Ses répercussions concrètes sont de plus en plus probantes pour valider la perception des consommateurs.
A quelle place se situent, selon vous, les Saveurs de l’Année dans le territoire de l’analyse sensorielle ?
Marc Danzart : Les Saveurs de l’Année ont eu la chance d’arriver à un moment charnière de l’histoire de l’analyse sensorielle. Celle-ci a longtemps privilégié la description des produits, laissant un peu de côté l’analyse des préférences des consommateurs. Or, cette pratique descriptive de l’analyse sensorielle a démontré ses limites, parce qu’elle
se référait à un mythe que la médecine, et la neurophysiologie tout spécialement, ont rapidement cassé. Ce mythe, c’était qu’un produit puisse être ressenti de la même manière par tout le monde. Or cela est faux.
Pourquoi ne ressentons-nous pas tous de la même façon ?
M.D. : Prenons l’exemple de l’odorat : nous identifions un peu plus de 400 protéines qui interviennent dans l’olfaction. Mais vous comme moi ne possédons que 200 à 250 de ces protéines. Tous, nous souffrons d’une sorte de daltonisme olfactif d’environ 50 % ! Et avec ce rapport de 250 sur 400, la multitude de combinaisons possibles est gigantesque, sans commune mesure avec celle du loto dont le
rapport de 6 sur 50 ne laisse pourtant déjà qu’une chance sur seize millions de possibilités. C’est pourquoi il n’existe pas deux personnes qui sentent pareil.
N’éprouvons-nous pas tout de même des sensations communes ?
M.D. : Bien sûr, il nous reste malgré tout beaucoup de choses en commun. Par exemple, on dénombre plusieurs centaines de molécules différentes dans une framboise : un sujet réagira à certaines d’entre-elles suffisamment pour identifier une framboise, mais pas de la même manière que son voisin pour qui cela sera, disons, une autre framboise. Pour comprendre l’analyse sensorielle, il faut
absolument comprendre cette interaction unique entre le produit et le sujet.
Est-ce donc cela qui justifie de s’intéresser désormais avant tout au consommateur ?
M.D. : La tendance est en effet maintenant de se tourner vers des techniques d’analyse approfondie des données des consommateurs. La démarche qui consiste à demander aux consommateurs ce qu’ils pensent des produits réellement apparaît comme la plus efficace dans la recherche des meilleurs produits par l’industrie alimentaire.
En quoi l’analyse des consommateurs est-elle une démarche véritablement scientifique ?
M.D. : On commence à avoir une explication scientifique de la perception des préférences. Elle se fonde sur la manière dont se forment les images dans le cerveau, simultanément à la perception du contexte. Schématiquement, la perception des molécules par l’organisme génère des informations. Les premières couches du cerveau traitent d’abord ces informations sensorielles
puis les redistribuent dans la mémoire, dans le centre de l’émotion et dans le centre du plaisir où elles sont associées au contexte instantané, pour créer plaisir, indifférence ou déplaisir. Par ailleurs, la synthèse des résultats d’analyse sensorielle serait impossible sans les mathématiques. Pourquoi ? Parce que toutes les techniques utilisées dans la panoplie de l’analyse
sensorielle sont multidimensionnelles. Si on demande à un certain nombre de sujets de décrire les produits en utilisant un certain nombre de descripteurs, on obtiendra un tableau de chiffres dont on ne pourra pas comprendre la complexité sans utiliser les statistiques. Encore une fois à cause de la forte variabilité entre les sujets : seules les techniques statistiques vont permettre d’aboutir à une représentation
multidimensionnelle qui rende compte de cette variabilité.
La démarche des Saveurs de l’Année vous satisfait-elle ?
M.D. : Les Saveurs de l’Année évaluent des produits existants ; c’est ce que j’appelle une observation fermée, c’est-à-dire qui ne s’intéresse qu’aux produits qu’elle analyse et cherche l’opinion de tous les consommateurs. Dans ce cadre, les produits retenus sont sans conteste de bons produits, ce qui ne veut pas dire qu’ils ne puissent avoir quelques détracteurs.
L’analyse sensorielle entre donc dans le champ du marketing ?
M.D. : Le marketing enlumine la réalité du produit. Mais dans un milieu de concurrence, il ne suffit pas seulement de dire qu’un produit est bon : encore faut-il le valider. Le marketing va générer des attentes, évidemment positives, qui peuvent à court terme améliorer la perception d’un produit. Mais à long terme, c’est la qualité réelle du produit dégusté
à l’aveugle qui est garante de sa réussite. Opposer marketing et analyse sensorielle serait une grave erreur, car cette dernière peut donner des pistes pour positionner au mieux les produits. D’autant que l’offre produit se renouvelle sans cesse. C’est notamment l’environnement concurrentiel qui justifie pleinement le rôle de l’analyse sensorielle.
Propos recueillis par
Benoît JULLIEN