Les Saveurs de l’Année recueillent l’avis des consommateurs grâce aux méthodes de l’analyse sensorielle. D’où vient-elle, à quoi sert-elle, quelles sont ses règles… ?
Une question simple pour commencer… L'analyse sensorielle, qu'est-ce que c'est ?
François Sauvageot : Dans le terme communément utilisé d'analyse sensorielle, il faut distinguer l'analyse sensorielle au sens strict de l'évaluation sensorielle. L'une des caractéristiques d'une analyse, c'est que, normalement, les résultats sont indépendants de celui qui analyse : tout le monde trouvera les mêmes résultats à partir de l'analyse chimique d'une eau par exemple. Or, l'évaluation
sensorielle inclut des aspects hédoniques, c'est-à-dire des aspects de préférence, dont on sait très bien qu'ils varient selon les individus, les cultures, les pays. Mais l'évaluation sensorielle comme l'analyse sensorielle impliquent le contrôle de trois éléments : premièrement, les sujets qui « produisent » les réponses, deuxièmement, les conditions dans lesquelles ces sujets
« produisent » ces réponses et troisièmement, les méthodes statistiques qui serviront à interprêter ces réponses. Par ailleurs, depuis une bonne vingtaine d'années, on s'est aperçu - et ceci rapproche l'analyse sensorielle de l'évaluation sensorielle - qu'il était impossible que tous les individus puissent donner une seule et même réponse sensorielle, même quand la réponse
est purement analytique : nous percevons un produit en fonction d'un certain nombre de données génétiques, historiques, culturelles qui nous sont propres.
D'où vient l'analyse sensorielle ?
F. S. : L'analyse sensorielle est née vers le milieu du XXème siècle aux USA. En France, l'armée est la première « organisation » à avoir assorti ses achats alimentaires de tests sensoriels. Ce qui est amusant, c'est qu'à l'époque, tous les membres du groupe avaient tendance à suivre l'avis du plus gradé ! Après, les industriels ont suivi, bien que, dans un premier temps,
ils en parlaient plus qu'ils ne pratiquaient. Puis, ils s'y sont mis et, désormais, certains la sous-traitent de plus en plus, estimant qu'il s'agit d'un métier à part entière.
A quoi leur sert-elle ?
F. S. : Un industriel cherche avant tout à savoir si son produit est préféré aux autres produits. Sinon, il doit chercher à savoir pourquoi. Quelles sont les caractéristiques sensorielles qui déterminent des différences avec ses concurrents, comment elles entraînent un écart dans le plaisir ressenti. Quand l'analyse sensorielle a fait ce travail, c'est à l'entreprise de décider
ce qu'elle doit faire de sa recette.
Que sait-on du fonctionnement des sens face à l'aliment et de leurs interactions éventuelles ?
F. S. : Il faut bien prendre conscience que nos connaissances du cerveau humain deviennent plus complexes. Avant, on parlait d'entrées sensorielles, gustatives, olfactives, etc. Le goût, c'était l'amer, l'acide, le sucré, le salé. L'olfactif faisait référence à divers arômes. Utiliser un terme gustatif pour une entrée olfactive - par exemple, « la vanille, c'est sucré » -
une hérésie. Maintenant, on sait qu'un certain nombre d'entrées sensorielles peuvent converger vers la même aire corticale. L'affirmation précédente concernant la vanille paraît alors beaucoup moins absurde. Par ailleurs, on ne sait toujours pas pourquoi quelqu'un aime tel produit et pas tel autre. Des études sont menées pour mettre en relation ce qu'on mange dans les tous premiers mois de l'enfance et les
goûts révélés ultérieurement. De même, on s'interroge sur la manière dont se modifient les préférences alimentaires. Un temps, on a relié certaines préférences, ou certains dégoûts, à la sensibilité à certaines molécules : nous n'en sommes plus certains du tout… Au niveau global, nous ne disposons pas encore d'études sérieuses
sur l'évolution des goûts. On constate que les gens aiment de moins en moins l'acide, dans le yaourt ou le vin par exemple. Certains laboratoires, ainsi que l'Inra, commencent à travailler sur la question : comment se forme le goût et comment évolue-t-il ?
Malgré la subjectivité et l'incertitude, s'agit-il bien d'une science ?
F. S. : L'analyse sensorielle consiste essentiellement à animer des groupes sensoriels, à trouver des descripteurs sensoriels, à faire un tri parmi ces derniers et à apprendre aux gens à les utiliser de manière répétable. Or, un des critères pour déterminer si une technique est scientifique, c'est justement de savoir si l'on est capable de la reproduire. Il y a des grandes différences
entre les individus face au plaisir. Donc la première règle, c'est que les réponses soient formulées de manière indépendante. Il faut aussi respecter totalement l'anonymat des produits, y compris après la séance. Il faut enfin se référer à des groupes d'évaluation. A ce titre, les industriels recherchant des différences de plus en plus fines entre les produits, il est probable
qu'on se dirige progressivement vers des groupes plus nombreux, tenant mieux compte de la diversité des individus, pour obtenir des réponses vraiment stables.
Quels ont été les secteurs alimentaires moteurs dans le développement de l'analyse sensorielle ? Le vin y a-t-il tenu une place particulière ?
F. S. : Contrairement à ce qu'on pourrait penser, le vin est sans doute le secteur le plus en retard. Il n'y a d'ailleurs pas, à ma connaissance, de laboratoire spécialisé en France pour analyser sensoriellement des vins. C'est si vrai que, parmi les 200 personnes qui ont passé le DESS de « Gestion des propriétés sensorielles » que nous avons lancé à Dijon il y a une douzaine d'années,
pas une ne travaille aujourd'hui dans le vin (sauf une qui prépare une thèse). C'est un monde à part. Le vin n'est pas encore conçu comme un produit industriel mais comme une individualité - on l'élève, on ne le fabrique pas -, alors qu'un produit agroalimentaire vise précisément à être toujours le même. Inversement, des produits comme le café ont été parmi les premiers
à s'intéresser à l'analyse sensorielle. Mais elle est maintenant bien en place dans tous les domaines, sans même parler du non alimentaire (la cosmétique par exemple). Je pense qu'au moins 80% des entreprises agroalimentaires la pratiquent et l'on ne rencontre plus de patron qui décrète : « moi, je connais le goût des individus et mon goût correspond à celui des Français ».
Où se situent, selon vous, les potentiels de progrès de l'analyse sensorielle ?
F. S. : En biologie, comme je l'ai évoqué avec le fonctionnement du cerveau, ainsi qu'en psychologie. Pendant longtemps, le principe était que les perceptions sont automatiquement partagées par tous les individus, et qu'il leur suffisait d'avoir un langage pour les exprimer. En France, le sensoriel s'est construit sans les psycho-logues, contrairement aux Pays-Bas. C'est pourquoi on conçoit souvent comme des biais (les différences
régionales par exemple) ce qui, pour les psychologues, appartient au contexte naturel de l'individu. Nous devons prendre de plus en plus conscience que les perceptions sont liées à un environnement, que l'individu dans son box est un homme - et non un cobaye - vivant dans une société.
Propos recueillis par
Benoît JULLIEN