
Jean-Pierre
Poulain, socio-anthropologue
à l'université
de Toulouse 2, auteur
de Sociologies de l'alimentation
(PUF, Quadrige, 2004)
et, avec Edmond Neirinck,
de Histoire de la cuisine
et des cuisiniers (Delagrave-Lanore,
2005). |
LE
CHOIX DES CONSOMMATEURS
Par
Jean-Pierre Poulain
[socio-anthropologue]

De l’Almanach
des Gourmands rédigé
par Grimod de la Reynière
au XVIIIème siècle,
aux Saveurs de l’Année
aujourd’hui, les
jurys de dégustateurs
ont toujours eu leur
raison d’être.
Car en matière
d’évaluation
de nos assiettes, tout
a véritablement
commencé au lendemain
de la révolution
française...
Nous
sommes au lendemain
de la Révolution
française. Grimod
de La Reynière,
fils d'une grande famille
de l'aristocratie française
revient sur Paris après
un long exil en
province. Très
vite, il prend la mesure
des profondes transformations
de la société
française. La
bourgeoisie, qui contrôlait
déjà la
sphère économique,
a pris les manettes
du pouvoir. Elle se
bouscule dans les restaurants
: chez Beauviliers,
chez les Frères
Provençaux, chez
Drouant, chez Baleine…
Ces établissements
opportunément
ouverts par certains
chefs de cuisine, jadis
au service de l'aristocratie.
Cependant, comment s'y
retrouver dans ces établissements,
ces menus et ces manières
de tables ?
Grimod de La Reynière
identifiant ce nouveau
besoin décide
d'écrire un
petit opuscule intitulé
: L'almanach des gourmands
avec pour sous-titre
Itinéraire
nutritif dans Paris.
Au fil des pages,
le Paris gourmand
se dévoile
avec ses traiteurs,
ses pâtisseries,
ses épiceries
fines, ses restaurants…
L'ouvrage connaît
un succès immédiat
et les éditions
se succèdent.
L'auteur explique
ce qui est bon. Il
classe, hiérarchise,
sanctionne, fait et
défait les
réputations…
Mais notre homme ne
se contente pas d'écrire,
il goûte. Tous
les mardis en son
hôtel particulier
de la rue Boissy d'Anglas,
traiteurs et cuisiniers
se pressent pour faire
évaluer leurs
créations.
Le maître des
lieux et quelques
amis gastronomes avertis
dégustent,
testent et même
baptisent les plats
de ces noms curieux
qui ont fait les grandes
heures de la gastronomie
française.
Des certificats sont
délivrés,
que les heureux élus
affichent avec fierté
dans leur boutique
ou leur restaurant.
Ce faisant, Grimod
de la Reynière
invente dans le même
temps les guides gastronomiques,
les premiers labels
et les premiers jurys
dégustateurs.
Autant de dispositifs
qui vont contribuer
à l'émergence
de l'âge d'or
de la gastronomie
française et
sur lesquels repose
encore une part de
notre modèle
alimentaire.
Regardons rapidement
la configuration sociale
qui façonne
les mentalités
de l'époque.
La bourgeoisie qui
accède au pouvoir,
rêve depuis
plus d'un siècle,
dans une posture illustrée
par le bourgeois gentilhomme,
de vivre comme les
aristocrates. Mode
vestimentaire, art
du parfum, gastronomie…
autant de signes de
l'art de vivre dont
les règles,
pour leur malheur,
se dérobent
dans un « incompréhensible
» mécanisme
de distinction qui
tient à distance
les classes montantes.
Voila qu'après
la révolution,
une fois la tourmente
passée, la
bonne chère
marque le nouveau
statut social de ces
classes montantes.
Grimod de La Reynière
leur donne enfin les
clefs du code. Dans
les années
1980, Gault et Millau
joueront avec les
jeunes cadres modernes
et dynamiques le même
rôle pédagogique
: on y gagnera la
nouvelle cuisine.
Délivrées
par des panels de
dégustateurs
profanes, c'est-à-dire
de consommateurs,
à qui elles
donnent voix au chapitre,
les Saveurs de l'Année
opèrent une
rupture avec les labels
et autres signes de
qualité inscrits
dans la tradition
de l'expertise fondée
par Grimod de la Reyniere.
Point de cahiers des
charges de production,
point de définition
des caractéristiques
physico-chimiques,
les fabricants sont
ici libres de leurs
actions, de leurs
innovations, de leurs
interprétations
des traditions. L'expertise
et la logistique :
c'est leur affaire.
Ce qui importe pour
les Saveurs de l'Année,
c'est la perception
des consommateurs,
leur avis. Ce que
l'on désigne
par le terme de qualité
perçue et dont
on sait qu'elle est
éminemment
importante. Car les
contrôles de
la qualité
nutritionnelle, microbiologique,
organoleptique, au
sens où l'entendent
les experts sont nécessaires,
mais ils ne sont pas
suffisants. Il faut
encore que le produit
soit en phase avec
l'esprit du temps.
C'est ce que la dégustation
profane par les consommateurs
permet de vérifier.
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